
Les tensions entre Téhéran, le Hezbollah et le Hamas à partir de 2012
Avant les « printemps arabes », les soutiens principaux du Hamas se trouvaient du côté de Téhéran et de Damas. La direction politique du Hamas était hébergée dans la capitale syrienne, les fonds iraniens abondaient pour partie les caisses du mouvement gazaoui, et surtout l’Iran fournissait au Mouvement de la résistance islamique des missiles de moyenne portée Fajr 5 et M75, capables de frapper en profondeur le territoire israélien. Le Hamas était, vu de Téhéran, l’un des points d’ancrage arabe de « l’axe de la résistance » pro-palestinien et anti-israélien, au même titre que le Hezbollah libanais (cf. notre analyse du 16 août 2012). Les révolutions arabes ont changé la donne. Alors que l’Autorité palestinienne est apparue alors principalement préoccupée par la nécessité d’éviter la contagion de la contestation populaire dans les Territoires, le pouvoir en Egypte est (difficilement) passé, début 2012, aux mains des Frères musulmans -dont le Mouvement de la résistance islamique (Hamas) est historiquement la branche gazaouie. Et la contestation a gagné la Syrie, vite entrée dans une guerre cruelle, menée sans état d’âme d’abord par le régime de Bachar Al-Assad contre la majorité de sa population, rejoint ensuite par des groupes djihadistes radicaux financés par les pétromonarchies. A partir de la fin 2011, quand la Ligue arabe puis l’Organisation de la conférence islamique (OCI) ont suspendu la Syrie, le Hamas a abandonné le giron damascène: le bureau politique du Hamas, et sa figure principale Khaled Mechaal, ont quitté la Syrie pour s’installer à Doha, chez l’émir du Qatar, ce qui a fortement irrité, entre autres, le Hezbollah libanais.
L’une des conséquences des événements de 2011-2012 aura donc été ce détachement du Hamas de ses parrains iranien et syrien, Kh.Mechaal et Ismaël Haniyeh affirmant leur soutien aux rebelles syriens. Puis l’Iran et le Hezbollah ont été contraints d’intervenir militairement en Syrie à partir de 2012, pour sauver la mise de Bachar Al-Assad. Ils y sont encore à l’heure actuelle, même si le régime de Damas semble désormais sauvé du naufrage grâce à ses soutiens russe, iranien et libanais ; grâce aussi aux divisions sanglantes de ses opposants djihadistes radicaux, qui l’ont désormais emporté sur les mouvements « modérés ». En 2012, il n’y a pas eu de rupture formelle entre Téhéran, le Hezbollah et le Hamas, à laquelle aucun des intéressés n’aurait eu avantage, mais « l’axe de la résistance » n’en a pas moins été affaibli de facto, au profit des pétro-monarques sunnites du Golfe, hébergeant et finançant Hamas et djihadistes sunnites.

Manifestions officielles, mais aussi de l’opposition, pour Gaza
La crise actuelle à Gaza permet de repositionner les trois acteurs. Le Hamas a perdu certains de ses soutiens de 2012, chassés du pouvoir (les Frères musulmans égyptiens et le président Morsi), ou devenus plus prudents (le Qatar), le contraignant à se rapprocher, une fois de plus, de l’Autorité palestinienne au printemps 2014. L’opération militaire israélienne lui donne l’occasion de retrouver un nouveau souffle (cf.notre analyse du 7 août), et de renouer des relations distendues. Si le Hezbollah libanais, fortement engagé en Syrie, s’est bien gardé de manifester son soutien aux Palestiniens de Gaza autrement que verbalement (pas un seul missile du Hezbollah n’a visé Israël, ce qui aurait ouvert un « deuxième front » au nord de l’Etat hébreu), Téhéran a profité de l’occasion pour se manifester plus visiblement.
Sans excès de démonstration (les manifestations en Iran semblent avoir été moins nombreuses, et elles ont surtout été plus tardives, que lors des épisodes précédents de 2008-2009 et 2012), le régime de Téhéran a organisé des manifestations de soutien aux « frères Palestiniens » de Gaza. La journée annuelle Al-Qods étant un temps fort de cette mobilisation : on rappellera qu’elle avait été instaurée par l’Imam Khomeyni en 1979 pour permettre à l’Iran d’intervenir dans l’ensemble du monde musulman sur le dossier palestinien. Fixée chaque année au dernier vendredi du mois de ramadan, la journée Al-Qods 2014 s’est tenue le 25 juillet, au plus fort donc des bombardements israéliens sur Gaza (photo).
On aura relevé que les manifestations officielles pour Gaza, de stigmatisation d’Israël, et de dénonciation des Etats-Unis, ont associé les conservateurs et les « durs » (le plus virulent a été le Guide suprême Khamenei, qui a dénoncé « le chien enragé israélien » et son action de « génocide »), et les « modérés », dont le président réformateur Hassan Rohani. Celui-ci a profité de la présidence actuellement exercée par l’Iran du Mouvement des non-alignés (MAN) pour dénoncer, lors d’un discours devant le comité Palestine du MAN, réuni à Téhéran le 5 août, « l’inaction des instances internationales et en particulier du Conseil de sécurité pour empêcher les crimes contre l’humanité du régime sioniste ». On a retrouvé à Téhéran ces dernières semaines des formules et des intonations qui avaient valu à l’ancien président Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013) une certaine popularité dans le monde arabe, et qui s’étaient estompées depuis un an, après l’élection d’Hassan Rohani.
L’opposition iranienne, héritière du Mouvement Vert de 2009, a également obtenu l’autorisation de facto de manifester son soutien aux Palestiniens; elle l’a d’ailleurs fait avant que ne s’organisent les premières manifestations officielles. Ce qui peut apparaître comme assez surprenant pour deux raisons : cette opposition est interdite d’expression publique depuis la répression de 2009 ; et on avait, ces dernières années, entendu de sa part des critiques contre M.Ahmadinejad pour le coût du soutien financier qu’il apportait au Hezbollah libanais et au Hamas palestinien, alors que la crise économique et financière frappait les ménages iraniens. Le slogan “Ni Gaza, ni le Liban, que ma vie soit sacrifiée pour l’Iran !” avait été entendu lors de manifestations d’opposition de 2009. On a également noté que des des graffitis (« Stop bombing ! ») et des fresques murales non officiels pro-palestiniens sont apparus à Téhéran en juillet, et que les images fortes des bombardements israéliens ont beaucoup circulé sur les réseaux sociaux.Plusieurs figures connues de la société iranienne (dont l’avocate Nasrin Sotoudeh, Prix Sakharov pour les droits de l’homme 2012, attribué par le parlement européen) ont lancé une campagne « Stop Killing ! » sur Facebook.
La République islamique exploite l’action israélienne
Alors que la République islamique est engagée sur deux fronts militaires (en Syrie et, depuis quelques mois, en Irak, face à l’Etat islamique -le front syrien étant désormais passé au deuxième plan), et sur un front diplomatique majeur (le dossier du nucléaire, pour lequel des discussions dites « de la dernière chance » sont en cours à Vienne et à Genève), l’opération israélienne contre Gaza lui offre l’opportunité de se « relancer » sur la question palestinienne, dans une forme déjà ancienne de « front par procuration ».
Téhéran ne s’est ainsi pas privé de rappeler que les actions militaires du Hamas contre Israël avaient été rendues largement possible par « l’aide technologique » pour les missiles et les drones fournie par « les vrais amis des Palestiniens » – l’Iran au premier chef, alors que « de faux amis » plus ou moins directement nommés ne faisaient rien pour s’opposer à « l’entité sioniste » et à ses menées colonisatrices et bellicistes. Téhéran a donc pu valoriser médiatiquement, à peu de frais, son aide au Hamas et aux Palestiniens. Le Hamas étant une organisation sunnite, ce permet de rappeler au monde musulman que la politique iranienne n’est pas déterminée par l’appartenance confessionnelle (chiisme/sunnisme). Le chef des Gardiens de la révolution, le général Mohammad Ali Jafari, a ainsi déclaré à l’agence officielle IRNA que l’Iran était « prêt à apporter toute forme d’aide à la résistance palestinienne (…) . Nous ne faisons pas de différences entre chiites et sunnites dans la défense des musulmans (…) ». Dans le cadre de la rivalité de puissance régionale entre l’Iran et l’Arabie, ces déclarations permettent de dénoncer les incohérences et les calculs néfastes de Riyad : inféodation aux Américains qui soutiennent militairement Israël dans ses agressions contre les Palestiniens de Gaza ; manque de soutien des pétromonarchies au Hamas parce que ce mouvement appartient à la mouvance des Frères musulmans, ennemi juré des wahhabites saoudiens ; soutien aux djihadistes radicaux qui, après avoir ravagé la Syrie, sont en train de faire éclater l’Irak en prétendant y installer le califat et l’Etat islamique, etc.
L’opération israélienne permet aussi à Téhéran de stigmatiser, tout aussi classiquement, l’Etat hébreu, qui est depuis des années l’opposant le plus radical au programme nucléaire militaire iranien. Du coup le discours israélien contre la menace iranienne est évidemment brouillé par l’altération de la position diplomatique de Jérusalem, à savoir un isolement encore accru, si besoin était -plus d’ailleurs dans les opinions publiques que du côté des Etats occidentaux, dont aucun ne s’est démené pour modérer l’intervention sanglante de Tsahal contre Gaza.
Finalement, en ne bougeant guère plus que les Etats arabes, Téhéran a néanmoins réussi à reprendre une certaine main sur un « Axe de la résistance » affaibli depuis deux ans. Et on peut compter sur la diplomatie iranienne pour le faire valoir dans les prochains mois, à l’occasion d’autres dossiers brûlants, l’Irak bien sûr, mais aussi la Syrie, voire le dossier nucléaire. La République islamique ne manquera pas de se poser, une fois de plus, en puissance régionale stabilisatrice, donc incontournable. Y compris auprès des Etats-Unis.