Iran-Egypte : Décidément, le courant ne passe pas ! M.Ahmadinejad, sévèrement tancé par le recteur d’al-Azhar, échappe à un double lancer de chaussures…

Mahmoud Ahmadinejad s’est rendu mardi 5 février au Caire pour participer au 12e sommet de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Même si elle s’inscrivait dans ce cadre multilatéral, c’était aussi -et surtout- la première visite d’un président iranien en Egypte depuis 1979. Et avant son départ, M.Ahmadinejad avait dit espérer que son déplacement ouvrirait la voie à une reprise des relations irano-égyptiennes, rompues depuis plus de 30 ans, et que Téhéran cherche à rétablir depuis la chute du président Moubarak. Avec la radicalisation de la guerre en Syrie, l’Iran se démène pour trouver sinon des alliés, du moins quelques soutiens, dans la région. Mais le bilan du passage au Caire apparaît pour le moins mitigé : si le président Morsi a reçu son visiteur avec les honneurs réglementaires, il ne semble pas que se profile pour autant un rétablissement des relations diplomatiques, eu égard aux divergences majeures sur la Syrie. Mais c’est à la célèbre université islamique (sunnite) d’al-Azhar que la déconvenue a été la plus forte. Avant même de lire les commentaires sur la rencontre, on pouvait d’ailleurs inférer des photos officielles que le recteur d’al-Azhar n’était pas enchanté de recevoir le président iranien. Euphémisme : car il a littéralement tancé M.Ahmadinejad au nom du monde arabe et de l’islam sunnite ! Et pour couronner le tout, le président iranien a échappé de peu à un lancer de chaussures en sortant de la mosquée al-Hussein…

Une nouvelle tentative iranienne en direction du Caire

Comme nous l’avions souligné dans notre chronique du 5 avril 2011, Téhéran avait espéré, après la chute du président Moubarak, pouvoir rétablir rapidement des relations diplomatiques avec Le Caire. Ces relations avaient été rompues en 1980, à l’initiative du gouvernement révolutionnaire iranien, qui reprochait au président Sadate d’abord d’avoir signé un accord de paix avec Israël, ensuite d’avoir refusé d’extrader vers l’Iran le shah Mohammed-Reza, réfugié en Egypte pour y mourir. En 1981, la République islamique avait même célébré l’assassinat du « traître Sadate », et exalté la mémoire de son assassin. Mais en 2011, les militaires égyptiens n’ont vu aucune urgence à reprendre langue avec Téhéran. Et en 2012, les Frères musulmans (sunnites), vainqueurs des élections législatives, puis présidentielles avec M.Morsi, n’ont pas fait de l’Iran leur priorité diplomatique 1. En particulier avec le développement de la guerre en Syrie : alors que l’Iran est le seul soutien étatique régional au régime de Damas, l’Egypte est, avec le Qatar, l’Arabie saoudite et la Turquie, un des acteurs majeurs de l’isolement politique et diplomatique du régime de Bachar al-Assad (par exemple au sein de la Ligue arabe). En septembre 2012, Téhéran avait espéré que la venue à Téhéran du président Morsi (une première depuis 1978 !), à l’occasion du 16e sommet des Pays non-alignés, allait amener ce dernier à se rapprocher de l’Iran : espoir douché par un discours très ferme de M.Morsi contre la politique syrienne de Téhéran (cf. nos chroniques des 6 et 9 septembre 2012). Ces derniers mois, Téhéran s’active, au plan diplomatique, pour trouver sinon des alliés -ce qui paraît inenvisageable, au moins des oreilles compréhensives au Moyen-Orient, qui permettraient de desserrer l’étau qui se resserre sur la Syrie.

Au motif de participer au sommet de l’OCI, la venue d’Ahmadinejad était donc l’occasion de relancer une tentative de rapprochement avec Le Caire, y compris en soulignant que c’était la première visite d’un dirigeant iranien en Egypte depuis plus de 33 ans. M.Morsi a joué le jeu, et a reçu son visiteur selon les normes d’une visite officielle de chef d’Etat : tapis rouge, passage en revue des troupes, discours convenus sur le tarmac de l’aéroport. Mais sur le fond, que ce soit au plan bilatéral égypto-iranien, ou au plan multilatéral de l’OCI, aucune avancée notable. Au contraire, l’Iran s’est retrouvé une fois de plus largement isolé sur le dossier qui était la préoccupation centrale de tous les participants : la Syrie. Ainsi que sur la politique iranienne dans le Golfe : le ministre égyptien des Affaires étrangères, Mohamed Kamel Amr, a assuré qu’un rapprochement de son pays avec l’Iran ne se ferait pas « aux dépens de la sécurité des monarchies du Golfe », qualifiée de « ligne rouge à ne pas franchir ». Pas d’annonce donc d’un prochain rétablissement des relations diplomatiques. Pas d’annonce d’un changement de position sur (contre) la Syrie. Mais le pire restait à venir pour le président iranien dans une autre institution égyptienne : l’université al-Azhar.

Le président de la République islamique (chiite) sévèrement tancé par le recteur (sunnite) d’al-Azhar…

C’est le président iranien qui avait fait la demande d’être reçu par le recteur de l’université al-Azhar, cheikh Ahmed el-Tayeb 2. On le sait, madrassa de la mosquée al-Azhar depuis le Xe siècle, al-Azhar est le centre principal des sciences islamiques sunnites, en même temps qu’université pluridisciplinaire moderne depuis 1961. La vénérable institution, devenue tentaculaire au fil du temps, forme des théologiens et des imams pour tout le monde musulman sunnite, bien au-delà du seul monde arabe. Toutes différences soulignées, al-Azhar est donc un peu le pendant sunnite des grands centres chiites de Najaf en Irak, et de Qom en Iran. Son recteur est une personnalité importante en Egypte, souvent internationalement reconnue. Depuis Nasser, les présidents égyptiens successifs ont donc toujours tenu al-Azhar avec des rênes serrés. Pour en revenir à M.Ahmadinejad, avant même qu’on ne lise les compte-rendus de sa réception par cheikh Ahmed, les photographies postées sur le site de la présidence iranienne ont permis de comprendre que la rencontre avait pour le moins manqué de chaleur, malgré les efforts visibles de cordialité de l’Iranien. Le recteur a la tête des (très) mauvais jours. Et, de fait, il a littéralement éreinté M.Ahmadinejad et la politique iranienne, comme le prouve le communiqué publié par al-Azhar.

Après que le président iranien a invité les oulémas d’al-Azhar « à visiter la République islamique, le plus grand pays chiite », le recteur a indiqué avoir demandé au président iranien « de respecter Bahreïn, un Etat arabe frère, et de ne pas s’immiscer dans les affaires des pays arabes du Golfe ». Il a souligné « la nécessité de donner aux sunnites d’Iran leurs pleins droits en tant que citoyens, conformément à la charia et à toutes les lois et conventions internationales ». Il a exprimé son « rejet d’une expansion du chiisme dans les pays sunnites ». « Nous refusons totalement une infiltration chiite » dans nos pays. A quoi un des responsables d’al-Azhar a ajouté une dénonciation « de propos inacceptables de responsables chiites envers les compagnons du Prophète  et leurs épouses  (…) ce qui nuit aux relations entre les peuples ». On n’a pas très bien compris à quoi et à qui il faisait allusion: des exégètes pensent qu’il visait les critiques chiites contre Aïcha, qui se serait opposée à Ali, premier imam des chiites… Fermez le ban ! Pour couronner le tout, on a appris par un reportage vidéo de l’agence de presse turque Anatolie que le président iranien avait échappé de très peu ce mardi à un double lancer de chaussures en sortant de la prière à la mosquée al-Hussein 3. On le sait, une des formes de manifestation de mépris ou de colère dans le monde musulman consiste à montrer sa semelle à celui que l’on veut dénoncer, voire à lui lancer sa chaussure : le président Bush avait ainsi échappé de peu à un double lancer de chaussures lors d’une célèbre conférence de presse en Irak en décembre 2008 ; et les manifestants bahreïnis n’avaient pas économisé leurs chaussures pour humilier (symboliquement) le roi Hamad et surtout le premier ministre Khalifa sur la place de la Perle à Manama au printemps 2011… Au Caire, d’après les dépêches, le responsable du double tir serait un homme barbu (!). Deux Egyptiens et un Syrien brandissant des pancartes hostiles à la politique iranienne en Syrie ont été interpellés devant la mosquée : « O  Ahmadinejad ! ne crois pas que le sang syrien sera vain ! Nous nous vengerons des chiites », lisait-on sur l’une des pancartes.

L’Iran isolé, et M.Ahmadinejad affaibli et en fin de mandat

Le président Ahmadinejad va terminer son deuxième et dernier mandat présidentiel dans quelques mois dans une ambiance chaotique. En Iran même, et comme en témoigne quotidiennement son site internet (http://www.president.ir/en/), il tend à porter au crédit de sa politique ces dernières semaines : la poursuite du programme nucléaire malgré les sanctions internationales ; le lancement réussi dans l’espace d’un satellite iranien emportant (et ramenant vivant) le petit singe Pisgham (« Pionnier ») ; la présentation (statique, dans un hangar) à la presse du chasseur Qaher-L 313, présenté à la fois comme production entièrement iranienne, équivalente des meilleurs chasseurs mondiaux, et à très faible signature radar ; la réception répétée de différentes personnalités syriennes (dont le grand mufti -sunnite- de la République -photo-). Mais M.Ahmadinejad est aussi attaqué depuis des mois par l’entourage du Guide suprême Ali Khamenei, qui cherche à l’empêcher de promouvoir un ou plusieurs candidats pour lui succéder aux prochaines présidentielles. Le 3 février, le dernier épisode de ces luttes de clans féroces au sommet de la République islamique a été spectaculaire : M.Ahmadinejad s’est rendu au Majlis (le parlement iranien) pour y défendre son ministre du travail que les députés entendent limoger. A cette occasion, il a prononcé en réalité un véritable réquisitoire, bandes vidéos à l’appui, pour dénoncer devant des députés stupéfaits la corruption du président du Majlis, Ali Larijani (qui présidait la séance, assis juste au-dessus de l’orateur), et de sa famille. Or A.Larijani est présenté comme un des candidats possibles du camp du Guide aux prochaines présidentielles…

On l’aura compris : le président iranien, volontariste mais clairement affaibli, a beau se démener, en Arabie saoudite au sommet extraordinaire de l’OCI en août 2012, comme au Caire ces mardi-mercredi-jeudi devant les 56 membres de l’OCI 4,  l’Iran reste largement isolé dans le grand bras de fer engagé par le « bloc sunnite » (Doha, Riyad et Le Caire en tête, l’Egypte manoeuvrant cependant pour éviter que l’Arabie ne monopolise tous les bénéfices d’une chute possible de Bachar ) contre « l’arc chiite » piloté par Téhéran autour de la guerre en Syrie. Laquelle est bel et bien un épisode historique majeur de la recomposition en cours des rapports de force entre puissances du Moyen-Orient, y compris dans leur volet confessionnel.

NOTES

1 Rappelons que les ayatollahs chiites iraniens ne sont pas nécessairement des adversaires des Frères musulmans sunnites sur tous les plans : l’actuel Guide suprême iranien, Ali Khamenei, a traduit et commenté en persan trois ouvrage de Saïd Qutb, théoricien égyptien de l’Etat islamique et maître à penser des Frères dans les années 50 avant d’être pendu par Nasser en 1966.

2 Ahmed Muhammad Ahmed el-Tayeb est, depuis 2010, le grand iman de la mosquée d’al-Azhar et le président de l’Université al-Azhar. Il a été nommé à ce poste par le président Moubarak pour succéder à Mohamed Sayyed Tantawi (1996-2002). Titulaire d’un doctorat en philosophie islamique de l’Université Paris-Sorbonne, Grand mufti de la République au début de la décennie 2000, Ahmed el-Tayeb est considéré comme un clerc sunnite « moderne et modéré » .

3 La mosquée al-Hussein, près du Khan al-Khalili, abrite un zarih censé contenir la tête du martyr Hussein, fils d’Ali, figure de référence pour le monde chiite : d’où le choix de cette mosquée par le président iranien. Mais on notera que deux autres mosquées célèbres revendiquent aussi d’abriter la tête d’Hussein : la grande mosquée de Kerbala (Irak) qui détiendrait le corps entier du martyr ; et la grande mosquée des Omeyyades, à Damas… La visite de M.Ahmadinejad à la mosquée al-Hussein est l’occasion de rappeler l’existence en Egypte d’une petite, mais très ancienne, communauté chiite, lointaine héritière du califat chiite ismaélien fatimide des Xe-XIIe siècles

4 Outre la Syrie, le sommet de l’OCI a traité également de l’intervention française au Mali (l’Egypte et le Qatar sont apparus nettement isolés dans leur réprobation de la politique de la France au Sahel), de la colonisation israélienne dans les Territoires, du sort des minorités musulmanes dans certains pays (en particulier celui de la minorité musulmane des Rohingyas confrontée à des persécutions en Birmanie). Signalons qu’en janvier 2014, le Saoudien Iyad Madani va succéder au Turc Ekmeleddin Ihsanoğlu (2004-2013) comme secrétaire général de l’OCI.