La récente visite de Mohammed Morsi à Téhéran a confirmé que le nouveau président égyptien est dans une phase politique et diplomatique ascendante. Quelques semaines après avoir fait acte d’autorité face à l’armée qui prétendait le réduire à la portion congrue, il est allé spectaculairement défier les Iraniens devant la conférence des Non-Alignés, un peu à la manière du premier ministre turc Erdoğan mouchant les Israéliens à Davos en janvier 2009, ou jouant les sultans à la Ligue arabe lors de son passage au Caire, en septembre 2011. . Retour sur cette « sortie iranienne » de Morsi, et les développements politiques internes qui l’ont précédée…

La République islamique avait réservé trois places d’honneur à la tribune du 16e sommet des Non-Alignés à Téhéran : le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon était à la droite du président Ahmadinejad, qui avait à sa gauche le président égyptien Mohammed Morsi, et le premier ministre indien Manmohan Singh. Ban Ki-moon a immédiatement déçu les attentes iraniennes par son intervention très ferme sur le dossier nucléaire. Manmohan Singh ne les a pas plus satisfaites, car l’Inde a confirmé, pratiquement pendant le sommet, qu’elle allait encore réduire ses achats d’hydrocarbures iraniens dans le cadre des sanctions internationales en cours. Mais le camouflet principal est venu du président égyptien. Son bref passage à Téhéran, qui n’a duré que 4 heures, a été pour lui l’occasion de critiquer très durement le régime syrien, et donc le soutien que l’Iran apporte à celui-ci, au grand dam bien sûr des organisateurs du sommet. Les observateurs internationaux ont, dès lors, commencé à analyser l’émergence du nouveau président égyptien sur la scène internationale –avec d’ailleurs parfois, curieusement, quelques titres enthousiastes.

La valorisation en amont de la venue du président Morsi par Téhéran

 Dès que la présidence égyptienne a confirmé début août la venue en personne du président Morsi à Téhéran, la presse iranienne en a fait ses gros titres. Bien évidemment inspirés par le régime, les éditoriaux triomphalistes ont insisté sur deux éléments principaux.

 En premier lieu, annonce a quasiment été faite du rétablissement sinon pour l’occasion, du moins à très court terme, des relations diplomatiques entre le Caire et Téhéran. On sait qu’elles avaient été rompues en 1979, lors de la révolution iranienne, quand le nouveau pouvoir à Téhéran vitupérait le président Sadate qui refusait d’extrader le shah d’Iran ayant trouvé sur le sol égyptien un dernier asile, quelques semaines avant sa mort (voir la chronique de Jean-Paul Burdy du 5 avril 2011). Dès le renversement du président Moubarak, Téhéran a espéré un rétablissement rapide des relations diplomatiques, qui lui aurait permis de sortir du cercle étroit de ses alliances arabes (l’Irak post-2003, et la Syrie d’Assad). Au printemps 2011, les observateurs internationaux avaient alors guetté les «signes» du changement, dont les plus remarqués, au grand dam des Israéliens, avaient été le transit (allez-retour) de quelques navires de guerre iraniens par le canal de Suez en direction de la Syrie. Mais on en était resté là, compte tenu sans doute, côté égyptien, et des incertitudes politiques totales à l’époque sur le devenir du pays , et de la prudence des militaires égyptiens, ayant d’autres priorités que d’entrer dans un nouveau champ de tension. Aux lendemains de l’effondrement du régime d’Hosni Moubarak, de surcroît, l’Arabie Saoudite n’avait pas manqué de faire connaître à son allié égyptien les inquiétudes que lui inspirerait un éventuel rapprochement avec Téhéran.

En second lieu, la presse iranienne, et certains officiels, ont laissé entendre que cette venue du président Morsi annonçait potentiellement un changement de pied de l’Egypte sur le dossier syrien. Malgré l’appartenance du nouveau président égyptien au mouvement sunnite des Frères musulmans, dont on sait qu’il soutient des rebelles syriens qui ont une affiliation sunnite de plus en plus mise en avant, Téhéran a estimé que l’Egypte pourrait, en quelque sorte, chercher à s’émanciper d’un «bloc sunnite» où l’influence politique (et surtout financière) de Riyad et de Doha est tout à fait évidente. Les Iraniens ont peut-être aussi misé sur le fait que Mohammed Morsi arriverait à Téhéran en provenance de Chine, où il est resté trois jours en visite officielle : ce passage chez un des «amis de l’Iran» pouvait être interprété également comme l’indice d’un changement de cap diplomatique du Caire.

La presse cairote a notamment longuement disserté sur « un changement d’axe de la politique étrangère égyptienne », en estimant que par ce voyage en Chine, M. Morsi essayait en l’occurrence de desserrer un peu le cadre de l’étreinte américaine qui pèse sur l’Egypte. Dans une certaine mesure, certains courants politiques égyptiens ont alimenté cette hypothèse, certains imams (sunnites) d’al-Azhar et surtout les salafistes (qui ont obtenu 25% des suffrages et de nombreux députés lors des législatives de la fin 2011-début 2012) critiquant l’idée d’une réconciliation avec «la tête du serpent chiite» que les émirs du Golfe appellent en permanence à couper dans les télégrammes diplomatiques américains révélés par Wikileaks.

Resituer le passage par Téhéran dans un circuit diplomatique commencé à Riyad

Avant Pékin et avant Téhéran, la première visite de M.Morsi pour l’Arabie Saoudite, le 11 juillet 2012

Avant Téhéran (très brièvement),  (long) séjour à Pékin pour M.Morsi

Mohammed Morsi est en phase de déploiement diplomatique. Il est arrivé à Téhéran (pour quelques heures) en provenance de Pékin (où il est resté plusieurs jours), en attendant un déplacement à Washington, le 23 septembre. Mais on peut aussi rappeler que son premier déplacement officiel, début juillet, avait été réservé à Riyad, financeur prodigue mais exigeant du Caire…

 Que M.Morsi soit venu en personne à Téhéran est une chose (il aurait pu faire représenter l’Egypte par son ministre des affaires étrangères). Mais Téhéran était sur sa route. Et on ne peut oublier que l’Egypte vient d’assurer pendant trois ans la présidence du Mouvement des non-alignés, et que le 15e sommet s’était tenu sous la présidence d’Hosni Moubarak à Charm el-Sheikh. Il est donc habituel, dans ce type de situation, que le «passage de témoin» soit assuré en personne par le président sortant vers le nouveau président.

Le discours-choc du président Morsi contre le régime syrien

 Le discours du président Morsi a été une douche froide pour les organisateurs iraniens du sommet des Non-Alignés. Il a dénoncé «le régime oppressif syrien qui a perdu toute légitimité», et est pleinement responsable d’un chaos intérieur risquant de déborder sur tous les pays voisins, en ajoutant : «La révolution en Egypte était un pilier du Printemps arabe, elle a commencé quelques jours après la Tunisie, a été suivie par la Libye et le Yémen, et aujourd’hui la révolution en Syrie (vise) le régime oppressif» de ce pays.

 Morsi avait quelques jours auparavant proposé de créer un « quartet », « groupe de contact » rassemblant, outre l’Egypte, l’Arabie Saoudite, l’Iran et la Turquie, pour essayer de résoudre la crise syrienne, voire pour prévenir d’autres conflits régionaux. L’Iran, qui s’était empressé d’accepter cette initiative égyptienne, risque de modérer désormais son enthousiasme premier après le discours de Morsi. Comme par hasard, la Turquie, dont les relations avec Téhéran traversent une passe particulièrement difficile, était restée discrète sur cette proposition égyptienne qui concurrence quelque peu son activisme diplomatique dans la région. Elle vient toutefois de s’y montrer favorable après les «exploits» de Morsi à Téhéran.

Une « nouvelle diplomatie égyptienne » ?

Le Monde à titré en pleine page 3 le 30 août  sur «Le grand retour de la diplomatie égyptienne». La formule est peut-être un peu excessive mais atténuée, il est vrai, par le sous-titre : «Le président Morsi multiplie les déplacements, en quête d’un rôle d’arbitre dans la crise syrienne».

Le président Morsi, qui n’était pas au départ le candidat prévu par le mouvement des Frères musulmans pour la présidentielle, s’est habilement sorti de deux épreuves. La première a été celle de l’élection présidentielle : il a réussi d’abord à s’imposer comme le candidat des Frères, puis à l’emporter sur le candidat de l’armée et d’un certains nombre de composantes politiques et confessionnelles égyptiennes. La deuxième a été celle de ses relations avec l’armée, restée toute-puissante pendant 18 mois, depuis le départ contraint du président Moubarak. L’armée (via le Conseil Supérieur des Forces Armées – CSFA) a fortement cherché à peser sur le processus électoral, législatif puis présidentiel. Entre les deux tours des présidentielles, elle a fait dissoudre, par la Haute cour constitutionnelle, le parlement qui avait été élu au début de l’année. Le futur président Morsi, qui allait être élu, se retrouvait ainsi particulièrement isolé, et tendait donc à devenir l’otage du CSFA. 

9 juillet: M.Morsi s’impose (provisoirement?) aux militaires (à sa droite, le maréchal Tantaoui)

 Or, Mohammed Morsi a su tirer partie des dissensions existant au sein de cette instance, entre les septuagénaires entourant le maréchal Tantaoui, et une génération de quinquagénaires aspirant à leur succéder, et à modérer les immixtions politiques à laquelle ils s’étaient livrés depuis la chute de Moubarak. La récente crise du Sinaï (attentats djihadistes contre des militaires égyptiens, suivis d’un grave incident à la frontière israélienne) a donné l’occasion à ce groupe de quinquagénaires de «faire porter le chapeau», aux caciques du CSFA, d’un incident ressenti comme une humiliation par de nombreux militaires. Dès lors, fort d’appuis déterminants au sein du CSFA, Morsi a pu destituer-promouvoir le président de cette institution, l’inamovible maréchal Tantaoui, qui occupait au demeurant le ministère de la Défense depuis 21 ans ! Le nouveau président égyptien a donc pu faire monter en grade et en responsabilités une génération d’officiers un peu plus jeunes, qui piaffaient devant le blocage gérontocratique de leur corps, et qui préféraient que l’armée cesse d’être en première ligne de la transition politique en cours, pour laisser les nouveaux élus prendre leurs responsabilités.

Morsi expulse Tantaoui en lisant un manuel: « Comment Erdoğan a pris le pouvoir« 
(Caricature de Carlos Latuff, août 2012)

Ce recul de l’armée égyptienne n’est pas sans rappeler celui que l’armée turque a vécu au cours des années qui viennent de s’écouler. La presse et les caricaturistes du Moyen-Orient ne se privent pas d’ailleurs d’exploiter la comparaison. Toutefois, en Turquie, notamment à partir de la crise des présidentielles de 2007, ce processus a découlé surtout d’initiatives que l’AKP a osé prendre pour contester les interventions militaires dans le système politique. Mohammed Morsi, quand à lui,  a beaucoup plus joué sur les divisions internes de l’armée égyptienne et sur les rivalités de générations qui la travaillaient. Il est vrai que le gouvernement de l’AKP n’a pas ignoré non plus les dissensions qui pouvaient exister entre les militaires. En 2011, par exemple, alors que l’état-major turc avait démissionné, Recep Tayyip Erdoğan a propulsé le général Necdet Sezer sur le devant de la scène. Mais, plus que Morsi ne pouvait le faire, l’AKP a mené aussi une véritable résistance aux attaques de l’état-major et de la cour constitutionnelle contre la candidature d’Abdullah Gül à la présidence de la République en 2007, avant de lancer au travers des procès pour complot (Ergenekon, Balyoz…) une opération de grande envergure pour se débarrasser de la vieille garde de l’armée turque.

 Quoi qu’il en soit, la visite de Mohammed Morsi à Téhéran a permis de mettre en scène la nouvelle autorité reconnue du premier président civil égyptien. Ce dernier se retrouvant avec l’hypothèque militaire levée pour les mois à venir, a en effet les mains beaucoup plus libres pour définir son action diplomatique.  Dès lors, il peut se faire connaître et reconnaître au plan international, à travers des visites officielles : Pékin, Téhéran (devant plus d’une centaine de participants), Washington (bientôt). Il peut aussi essayer de rendre à l’Egypte une partie de son lustre stratégique d’antan, la dernière décennie de la présidence Moubarak ayant été marquée par un assoupissement évident, et la Révolution ayant conduit le pays à se replier sur ses problèmes domestiques. Dans l’œil du cyclone des «Printemps arabes», la diplomatie égyptienne a été  paralysée pendant plusieurs mois, et particulièrement à la peine sur des dossiers qui la concernaient pourtant directement, comme la Libye. Face à la crise syrienne, elle est apparue encore plus en retrait, laissant complètement la main au Qatar, tandis qu’elle ne parvenait pas vraiment à se démarquer de la gestion ambiguë du dossier palestinien conduite par ses prédécesseurs, que les Saoudiens lui faisaient de plus en plus d’ombre au sein de la Ligue arabe, et qu’elle se voyait concurrencée régionalement par le nouveau rayonnement de la diplomatie turque.

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 Mohammed Morsi est donc en train de jeter les bases de sa présence diplomatique nouvelle au Moyen-Orient. Mais il faut se souvenir que les contraintes qui pesaient sur la politique étrangère d’Hosni Moubarak n’ont pas disparu. L’économie égyptienne reste tributaire des financements saoudiens, véritables ballons d’oxygène dans la crise que vit actuellement ce pays. L’aide américaine sur les plans militaire et civil demeure également vitale. Enfin, les relations de l’Egypte avec les « hérétiques chiites » iraniens sont suivies de très près par les opposants salafistes, qui le cas échéant n’hésiteront pas à en tirer arguments contre les Frères musulmans au pouvoir. Plus que jamais, la voie égyptienne est donc étroite, mais Mohammed Morsi semble s’être décidé enfin à s’y engager.

Jean-Paul Burdy et Jean Marcou

> Ce texte a été simultanément publié sur le site de l’Observatoire de la vie politique turque (OVIPOT):

http://ovipot.hypotheses.org/7748

    > Lire également sur OVIPOT une interview par Jean Marcou  d’Hicham Mourad, rédacteur en chef d’Al Ahram Hebdo               (Le Caire),  sur le rôle de l’armée égyptienne et ses rapports avec M.Morsi:

http://ovipot.hypotheses.org/7765

> Lire également une synthèse de Jean Marcou sur le retour de l’Egypte sur la scène diplomatique régionale & internationale:

http://www.lesclesdumoyenorient.com/L-Egypte-de-Mohammed-Morsi-de.html