
Le départ de la coalition internationale étant a priori acquis (même si les Etats-Unis sont susceptibles de garder des facilités militaires après 2014), la relation de l’Iran à l’Afghanistan reste fondée sur l’impératif stratégique que ce pays ne puisse pas être utilisé comme plate-forme pour une déstabilisation de l’Iran, ni par un djihadisme sunnite anti-chiite, ni pour une attaque contre les installations nucléaires iraniennes. Puissance régionale, entretenant de bonnes relations politiques et commerciales avec New Delhi, l’Iran développe donc une politique d’ouverture vers ses voisins orientaux -Kaboul et Islamabad, en recherchant en même temps les soutiens russe et chinois…
1) L’Afghanistan, ancienne zone d’influence persane
L’Empire perse et la perte des confins afghans (Cliquez pour agrandir)
Les liens entre la Perse et l’Afghanistan vont au-delà du seul voisinage. La partie occidentale de l’Afghanistan a longtemps fait partie de l’Empire perse et chiite. Qui s’est heurté à la résistance des Pachtounes sunnites (qui ont même exercé leur autorité sur la Perse au XVIIIe), puis aux expéditions britanniques, puis à l’émergence de l’Afghanistan comme Etat-tampon sunnite entre Russes et Britanniques. La frontière actuelle entre l’Iran et l’Afghanistan, longue de presque 1000km, est difficilement fixée en 1871, sur le tracé opéré par le commissaire britannique Sir Frederic John Goldsmid : avec cette « Ligne Goldsmid », qui mécontente par ailleurs l’émir d’Afghanistan Shir Ali Khan, la Perse perd d’importants territoires afghans, dans la région d’Herat (capitale perse au XVe).
Une partie de l’actuel Afghanistan est restée sous forte influence iranienne :
- par l’usage majoritaire de langues persophones (le dari dans la partie nord; le pachto au sud) ;
- par la présence, de part et d’autre de la frontière de populations pachtounes;
- par la minorité chiite des Hazaras (centre-nord) recherchant la protection de l’Etat perse chiite contre la majorité sunnite de l’Emirat afghan ;
- par l’existence des grandes routes du commerce du Golfe vers l’Asie centrale et la Chine via l’Iran et l’Afghanistan.
En 1979, la nouvelle République islamique se trouve confrontée à l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Avec des aides occidentales aux « combattants de la liberté » afghans sunnites, transitant par le Pakistan sunnite. Depuis 1979, la République islamique se retrouve entourée d’un pays agressif (l’Irak à l’ouest), d’un pays déstabilisant (l’Afghanistan à l’est), et d’un pays officiellement allié aux Etats-Unis et à l’Arabie saoudite (le Pakistan).
2) La République islamique hostile au régime des talibans
Dans la guerre civile qui suit le retrait soviétique (1989-1996), la République islamique pèse peu, mais soutient certaines factions qui lui sont favorables: la minorité chiite hazara; les Tadjiks. Les talibans s’en souviendront.
- En 1997, lors de la prise de la grande ville du nord Mazar-i Charif, les talibans attaquent la mosquée-mausolée chiite, s’acharnent sur les Hazaras, et liquident 11 diplomates et agents iraniens : on frôle alors la guerre avec l’Iran, qui masse ses troupes à la frontière.
- Téhéran considèrera toujours le régime taliban sunnite, proche des wahhabites et soutenu par l’Arabie saoudite et les émirats du Golfe, comme obscurantiste; donnant une image déplorable de l’islam ; inquiétant par son soutien au djihadisme sunnite d’al-Qaeda ; menaçant moins par sa faible capacité à intervenir hors de ses frontières que par le soutien pakistanais, Islamabad instrumentalisant le séparatisme baloutche au sud-est de l’Iran.
La décennie d’occupation soviétique, puis la guerre civile, puis les exactions des talibans ont laissé un lourd héritage en Iran même : l’afflux de très nombreux réfugiés afghans, estimés à environ trois millions de personnes. Ces Afghans, très nombreux dans le Nord-Khorasan (région de Meched) sont perçus de manière variable:
- accueillis parce que culturellement et linguistiquement proches pour les persophones ;
- protégés pour certains parce que chiites;
- tenus en suspicion comme trafiquants de drogue. Le problème latent de la drogue a explosé avec les guerres afghanes: trafics et consommation.
Ce sont donc des immigrés à l’image négative En 2010, un million d’Afghans ont une autorisation temporaire de séjour, et au moins autant, considérés comme en situation irrégulière, sont menacés d’internement ou d’expulsion, dans une ambiance de xénophobie croissante.
3) La politique afghane de l’Iran depuis 2002
L’Iran ne pourra donc que se féliciter de la chute des talibans fin 2001, comme de celle de Saddam Hussein au printemps 2003. L’Iran est le premier pays à rouvrir son ambassade à Kaboul (au même moment, l’ambassade pakistanaise est pillée), en même temps que deux gros consulats à Mazar-e Charif et Hérat. Mais la chute des deux régimes taliban et irakien a comme volet négatif pour l’Iran l’installation de bases américaines à ses frontières orientale, occidentale et méridionale.
Depuis 2002, l’Iran s’emploie à rétablir ses zones et agents d’influence traditionnels en Afghanistan. Et se veut partie prenante de la redéfinition des rapports de force. Téhéran serait le 4e contributeur d’aide internationale, très actif dans les provinces occidentales. Les entreprises iraniennes restaurent ou construisent des infrastructures de transport avec les Indiens, désenclavant la région d’Herat, plaque tournante d’un commerce régional et international. La balance commerciale est très excédentaire pour l’Iran. Le « soft power » iranien s’exprime à travers les chaînes satellitaires persophones reçues en Afghanistan comme en Asie centrale. Le regain de l’influence iranienne est donc patent.
Par ailleurs, et essentiellement du côté américain, circule la thèse récurrente d’un soutien en sous-main de Téhéran à certains groupes de talibans insurgés. Le rapport McChrystal de 2009, et les dépêches Wikileaks soulignent la possibilité que les services spéciaux d’action extérieure des Gardiens de la Révolution (la force al-Qods des Pasdarans) pourraient entraîner certaines factions talibanes. En réalité, Téhéran a intérêt à éviter un retour des talibans liés au mollah Omar soutenus par le Pakistan et financés par l’Arabie saoudite et les émirats du Golfe. Mais peut avoir intérêt à maintenir un conflit de basse intensité qui fixe les troupes américaines sur le sol afghan. Donc, le mouvement taliban étant segmenté, il n’est pas impossible que certains financements iraniens aillent à certains factions talibanes sunnites régionales. Téhéran n’a vraisemblablement, jusqu’à preuve du contraire, jamais accordé de soutien à la mouvance djihadiste sunnite et d’origine arabe d’al-Qaeda.
La politique de voisinage de l’Iran vis-à-vis de l’Afghanistan peut donc utilement être comparée à celle qui est menée dans l’Irak post-2003 : une adaptation pragmatique à la nouvelle situation géopolitique ; l’établissement de bonnes relations avec les nouveaux régimes (chiite à Bagdad, pro-occidental et pro-indien à Kaboul) ; l’utilisation du soft power et des échanges économiques; et les menées du covert power des services spéciaux des pasdarans.
Reste la question de la présence américaine. L’Iran d’Ahmadinejad maintient sur ce dossier afghan une position de confrontation politique et stratégique avec les Etats-Unis d’Obama et la coalition internationale. Pour Téhéran, l’Afghanistan pourrait être la base de départ orientale d’une éventuelle attaque contre l’Iran en voie de nucléarisation –comme l’Irak à l’Ouest. M.Ahmadinejad exige que les Etats-Unis quittent au plus vite « une région où [ils n’ont] rien à faire ». Mais certains experts américains estiment que l’Iran peut avoir un autre fer au feu, et avoir intérêt à ce que les Etats-Unis restent enlisés en Afghanistan, comme ils l’ont été en Irak. Ce double enlisement réduisant d’autant leur capacité à mener d’éventuelles opérations militaires contre l’Iran, au risque d’ouvrir un troisième front intenable.
4) L’Iran et la perspective du retrait de la coalition internationale
Lors d’un sommet tripartite Pakistan-Afghanistan-Iran à Islamabad en février 2012, consacré au processus de paix afghan, le président Ahmadinejad a dénoncé avec virulence les interférences étrangères, responsables selon lui de tous les problèmes dans la région. Téhéran, qui entretient de bonnes relations politiques et commerciales avec New Delhi (qui est un client important pour le pétrole iranien), a besoin de ses voisins, et s’appuie sur Moscou et Pékin (dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai, par exemple), pour éviter la pérennisation de la présence militaire occidentale, pour contourner les sanctions occidentales, et dissuader ses ennemis d’attaquer ses installations nucléaires. Dans cette optique, les tensions croissantes entre Islamabad et Washington font le jeu de Téhéran. En attendant, le conflit « Af-Pak » reste considéré à Téhéran comme une menace globale à entrées multiples.
On peut prévoir
que le vide laissé par le départ d’Afghanistan des
forces de la coalition appellera inévitablement le
renforcement de l’influence iranienne dans ce pays. Tout en
dénonçant les interventions extérieures dans la région,
il apparaît que l’Iran souhaite que cette influence réelle
et potentielle soit reconnue par la communauté internationale,
dans le cadre d’une négociation globale. L’Iran,
acteur secondaire mais puissance régionale, économiquement
et politiquement active, essaie donc de jouer pragmatiquement toutes
les cartes possibles en Afghanistan, jusqu’au départ des
Américains et de la coalition internationale.